Vincent Courboulay : « Le numérique est une technologie à double visage »
Enseignant-chercheur à l’Université de La Rochelle, chargé de mission numérique et co-fondateur de l’Institut du Numérique Responsable, Vincent Courboulay nous invite à un usage du numérique plus sobre pour faire face aux défis écologiques qui ne peuvent plus attendre. OpenStudio a relayé son message dans son livre blanc Intelligence Artificielle et Protection de l’environnement.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est le numérique responsable ?
Le numérique responsable, on peut dire que c’est le domaine scientifique et politique qui permet de faire converger transition environnementale, sociale et numérique.
Pourquoi à l’heure actuelle, le numérique est-il considéré comme l’un des secteurs les plus polluants de la planète ?
Le numérique est une technologie à double visage comme toutes les solutions, que ce soit la voiture, les médicaments, l’argent,… Tout ce qui provient de l’économie humaine possède plus ou moins un visage sombre et celui du numérique a ceci de particulier qu’il impacte l’environnement tout au long de son cycle de vie. Depuis l’extraction des matériaux qui sont nécessaires à sa fabrication jusqu’à sa non gestion de fin de vie, toutes les étapes d’existence du numérique sont néfastes pour la planète. Pour commencer, l’extraction des minéraux et des terres rares se font dans des conditions catastrophiques aussi bien au niveau environnemental que sanitaire. Elle provoque la disparition de la biodiversité, elle ne respecte pas les normes sanitaires pour les personnes qui travaillent dans les mines, utilise des solutions acides ultra polluantes, et demande un usage massif d’énergie primaire. Une fois que ces matières premières sont extraites, on les bascule ensuite dans des usines installées dans des pays d’Asie du Sud-Est, là encore les conditions environnementales et sanitaires sont déplorables. Rien que la fabrication des objets numériques représente trois quart des effets négatifs que peuvent avoir ce type de produits sur l’environnement. Ensuite vous avez la pollution de leur transport dans des containers sur des cargos. Puis on arrive aux infrastructures nécessaires comme les data centers et les équipements terminaux qui vont utiliser de l’énergie pour faire tourner tout ça. Des surfaces agricoles entières sont rayées de la carte pour pouvoir bâtir de plus en plus de data centers qui vont supporter toutes les technologies 4G, 5G et bientôt 6G. Une fois que ces équipements sont arrivés au terme de leur courte vie, on les retrouve pour la plupart dans des circuits mafieux et des décharges à ciel ouvert.
Peut-on chiffrer l’impact du numérique sur l’environnement ?
Pour vous donner une idée, le numérique pollue plus que l’aviation civile ! Le numérique est responsable d’environ 5 à 6 % des émissions de gaz à effet de serre. Il consomme environ 10 % de l’électricité mondiale et c’est un chiffre en progression constante. Enfin, on va bientôt arriver à près de 80-90 milliard de kilos de déchets électriques et électroniques dont des objets numériques.
Quels sont les usages qui polluent réellement ?
Vos achats. Tout ce que vous achetez pollue, que cela soit du matériel informatique, des smartphones, des séries ou des films… Et ensuite l’utilisation de ces vidéos et photos. Lorsque vous achetez une voiture, ce qui pollue c’est d’en acheter une neuve puis de laisser tourner le moteur. C’est pareil pour le numérique, ce qui pollue vraiment c’est l’achat et ensuite de laisser tourner les serveurs. Plus vous stockez de données, des photos, des vidéos, plus cela fait tourner les data centers qui sont comme des moteurs qui tourneraient 24 heures sur 24.
Lors de vos conférences, vous préconisez de faire réparer nos appareils en panne, mais cela s’avère souvent impossible ou beaucoup plus cher que racheter un appareil neuf, alors comment être « numérique responsable » ?
80 % des appareils que l’on change sont réparables. Mais se poser cette question, c’est déjà se poser la question trop tard. C’est en amont de son achat, qu’il faut se demander : comment j’achète et ce que j’achète ? On peut commencer par favoriser des appareils facilement réparables pour les pannes les plus courantes. Il faut aussi faire comprendre aux entreprises que c’est un enjeu financier important de renouveler le plus tard possible les machines, puis leur offrir une deuxième vie, voire une troisième vie dans des associations par exemple.
Ce sont des gestes en tant que particuliers ou entreprises utilisatrices du numérique, mais est-ce qu’il n’y aurait pas des choses à faire du côté du secteur du numérique pour que les fabricants produisent des appareils plus durables et réparables ?
Il y a déjà de belles initiatives, de belles tentatives mais il y a un marché qui est là. Je pense que c’est au niveau politique qu’il faut agir. Il y a un certain nombre de lois qui ont déjà été votées et d’autres qui arrivent sur la réparation, la durabilité, et qui vont changer la donne, parce qu’elles vont donner l’information nécessaire au consommateur. S’il est informé le consommateur, la plupart du temps, va opter pour un matériel réparable ou plus vertueux.
Vous défendez le principe de la sobriété numérique, mais comment faire quand le numérique est partout dans nos vies ?
Pour avoir les bons gestes il faut déjà être informé et avoir conscience de l’impact du numérique. On ne peut pas demander à quelqu’un de moins utiliser sa voiture s’il n’a pas conscience que sa voiture pollue. Il faut aussi avoir une idée de ce qui pollue vraiment. On peut essayer de supprimer le mail de 3 ko qu’on vient de recevoir à juste titre puisqu’on se dit qu’il ne sera pas stocker dans les data centers, mais si c’est pour ensuite binge-watcher toutes les saisons de Black Mirror en 4G, ou s’amuser à prendre en photo sa tasse de café parce que la mousse a dessiné un trèfle à quatre feuilles et la poster en très haute définition sur tous ses réseaux sociaux, il y a des questions à se poser. La sobriété peut être un petit peu culpabilisante. Il faut donc se poser une question essentielle : « est-ce que j’en ai besoin ou est-ce que j’en ai envie ? » Si la réponse est « oui j’ai envie que tout le monde voit ma tasse de café », on sait que cette envie est impactante et on y réfléchira à deux fois. Alors que si j’ai besoin de faire une visio avec mes clients parce que la santé financière de ma boîte en dépend, ce n’est plus la même histoire. J’ai l’habitude de dire : « si vous en avez besoin faites-le, si vous en avez envie ne le faites pas. » Après le problème de l’envie c’est qu’on a aussi besoin de se faire plaisir, seulement aujourd’hui on est dans une société ou l’urgence climatique et sociale est telle que l’on doit vraiment se poser la question de la nécessité de cette envie.
Vous êtes enseignant-chercheur à l’université donc vous côtoyez des étudiants, les jeunes se sentent souvent très concernés par l’environnement mais ils sont aussi très connectés. Pensez-vous qu’il serait possible de demander à cette jeunesse née avec Internet d’utiliser le numérique de manière responsable ?
C’est une question qu’on me pose souvent. Moi j’ai 43 ans et c’est ma génération et celle de nos parents qui sont fautifs. Ce n’est pas raisonnable de demander aux jeunes de faire cet effort, alors qu’indirectement ils font déjà le job, parce qu’ils n’ont souvent pas beaucoup d’argent et qu’ils ne renouvellent pas leurs appareils numériques sans arrêt et les gardent même quand ils ont un écran cassé. Ce n’est pas parce qu’ils regardent Netflix qu’il faut leur jeter des cailloux, alors que nous nous sommes gavés de voyages en avion, de voitures neuves, d’appareils derniers cris, sous prétexte qu’on a réussi à obtenir une certaine sécurité financière. Alors les jeunes, qu’on les informe et qu’on leur fiche la paix. D’autant que les réseaux sociaux qu’ils utilisent sont pensés pour être addictifs comme la cigarette.
Les nouvelles générations sont habituées dès la petite enfance à se servir des écrans, notamment à l’école, est-ce que ce n’est pas les conditionner à un usage massif du numérique ?
On commence à en revenir du tout numérique à l’école. Les politiques sont en train de changer d’avis. Il est vrai que pendant 10 ou 15 ans le numérique était le Graal mais aujourd’hui on commence à avoir du recul et aller vers plus de sobriété. Il y a aussi un manque de moyens dans les collectivités qui fait qu’aujourd’hui on prône un peu plus de sobriété numérique, en tout cas en France.
Même si la France commençait à se raisonner, en Chine, aux États-Unis, la consommation du numérique est exponentielle, et d’autres pays en développement vont en consommer de plus en plus aussi. Est-ce que la sobriété d’un seul pays ne serait pas une goutte d’eau à l’échelle du monde ?
Oui mais si on prend l’image de la goutte d’eau on peut justement prendre l’image du colibri. Il vaut mieux être une goutte d’eau mais faire le job. Faire sa part, c’est aller vers l’exemplarité.
Est-ce que pour vous l’intelligence artificielle est compatible avec le numérique responsable ?
Oui mais pas comme on la fait aujourd’hui. Il faudrait faire une intelligence artificielle tournée vers l’humain et pas que l’humain soit tourné vers l’IA. Avec une IA qui soit réellement utile, totalement utilisable et partageable par tous, là oui je pense que cela serait vraiment une opportunité pour l’environnement. Utiliser l’IA pour prévoir des pandémies, trouver de nouveaux médicaments, anticiper le lieu où va se déclencher telle ou telle catastrophe climatique, d’accord. En revanche si on se sert de l’IA pour s’entendre dire qu’on s’est bien brossé les dents à part peut-être la dent en haut à gauche, là on est sur deux niveaux d’action : une action d’utilité et une action de futilité.
Souvent c’est le côté futile de l’IA qui est le plus médiatisé …
Oui c’est comme avec les smartphones, à une époque à chaque fois qu’une nouvelle fonctionnalité apparaissait, il y avait toute une mise en scène, et finalement aujourd’hui tous les smartphones font à peu près la même chose. Aujourd’hui pour se démarquer, on va plutôt aller sur des batteries qui durent une semaine et consomment moins d’énergie. Pour l’IA ça sera pareil. Il va y avoir une période qui va permettre à chaque innovation un peu idiote de se démarquer et puis à un moment donné, lorsqu’elle sera démocratisée, on va arriver à une intelligence artificielle responsable. Notre rôle à nous c’est de faire en sorte que cette période soit la plus courte possible.