Laurent Bernard : Rendre visible notre consommation d’électricité grâce à l’Intelligence Artificielle
Ingénieur de métier, Laurent Bernard a lancé Ecojoko en 2017 avec Fabien Berlioz. L’écologie est au cœur de leur démarche avec un outil qui fait appel à l’IA pour aider les particuliers à économiser l’électricité. Un cas d’usage de l’IA en faveur de l’écologie qu’OpenStudio présente dans son livre blanc Intelligence Artificielle et Protection de l’environnement.
Vous avez créé Ecojoko pour éviter le gaspillage d’électricité à la maison, comment fonctionne votre solution ?
Comme l’électricité ne se voit pas, sauf pour les ampoules, on ne se rend pas compte qu’on la gaspille en permanence. Cela peut être un appareil mal réglé, comme un frigo typiquement, ou un radiateur, ou encore des appareils qui vont dysfonctionner carrément, un congélateur givré, un chauffe-eau défectueux…Cela peut aussi être des problèmes d’usage, des appareils qu’on pourrait utiliser différemment : baisser le chauffage, ne pas laisser d’appareils en veille… Au global cela représente 25 % de la facture d’électricité des Français, c’est-à-dire environ 300 € par an en moyenne et cela peut être beaucoup plus. Si on fait la somme pour tous les foyers français, on arrive à 8 milliards d’euros par an, ce qui est équivalent à 8 réacteurs nucléaires gaspillés pour rien. C’est juste aberrant économiquement et écologiquement puisque, évidemment, l’énergie la moins chère est celle qui n’est pas gaspillée. C’est le problème qu’on dresse et pour y remédier, notre solution fait trois choses : elle permet de suivre la consommation d’électricité en temps réel, on va donc voir à chaque fois qu’on allume un appareil, combien il consomme. C’est déjà une prise de conscience qui va permettre d’apporter des corrections. Ensuite, l’appareil va vous donner une répartition de la consommation sur les différentes catégories d’appareils et c’est là que l’IA intervient. Il existe 9 catégories qui vont définir où vous dépensez vos euros et vos watts. Enfin, on vous propose des actions, des missions ludiques pour agir sur ces consommations. À la fin, l’objectif est d’atteindre les 25 % de baisse. En agissant individuellement, si on s’y met tous, l’impact peut être très fort.
Concrètement comment on installe Ecojoko chez soi ?
C’est un objet connecté constitué de deux parties : un capteur et un assistant, qui est en fait un afficheur avec un petit écran et des aiguilles. Cet afficheur se met un peu où on veut, le but est qu’il soit bien visible. Le capteur se met sur le disjoncteur général, tout s’installe en 10 minutes sans l’aide d’un électricien. Le capteur va prendre la consommation totale de la maison, il envoie l’information à l’assistant, qui la transmet ensuite à un serveur via le wifi.
Quel a été le déclic qui a fait germer cette idée ?
Au départ cela vient du souhait de travailler sur des sujets qui concernent l’environnement. Le fait de rentrer chez soi le soir et de pouvoir raconter ce qu’on fait à ses enfants, c’est très puissant et c’est un moteur pour donner du sens à notre action. Et puis on est tombé sur une étude du CNRS, que nous mettons souvent en avant, et qui nous a beaucoup interpellés à l’époque. Elle démontrait qu’en mesurant quelque chose on pouvait l’améliorer, cette étude prouvait qu’il était possible d’arriver à près de 25 % de baisse de la consommation d’électricité, le projet est parti de ce constat.
Comment intervient l’IA dans cette solution plus précisément ?
Sans l’IA on ne pourrait mesurer que la consommation totale de la maison en watt, à l’instant t. Pour savoir quel appareil consomme, on va mettre en place des méthodologies d’IA, machine learning, deep learning, afin d’analyser le signal. On parle de signature électrique, un frigo ne consomme pas de la même façon qu’une plaque de cuisson par exemple. L’IA va donc servir à faire cette segmentation et catégoriser les différents types d’appareils.
Vous utilisez de l’IA, des capteurs, tout cela dépense aussi de l’énergie, comment faites-vous en sorte d’être cohérent avec votre message écologique ?
Notre dépense est vraiment minime par rapport à l’énergie qu’Ekojoko fait économiser. L’assistant va consommer seulement 1,5 watt donc ce n’est pas grand-chose. Ce qui va consommer le plus d’énergie, si on regarde tout le bilan ACV (Analyse Cycle de Vie) c’est la fabrication du produit en lui-même. Nous avons calculé qu’on avait 14 kg équivalent CO2 et avec la diminution qu’on met en place chez les clients, cette dépense est rentabilisée au bout de 2 mois et demi d’utilisation. À titre de comparaison, un smartphone haut de gamme va être à 80 kg équivalent CO2. L’enjeu en termes d’économie est vraiment de décarboner au maximum la fabrication. Ensuite au niveau de l’IA, on ne traite pas d’images, on traite des données très simples donc en termes de ressource énergétique c’est très léger. On surveille l’impact environnemental comme le lait sur le feu et il n’y a pas d’effet rebond avec notre solution. Au contraire, certains installateurs utilisent Ecojoko pour l’éviter. Par exemple, les gens en isolant mieux leur maison se disent qu’ils peuvent augmenter la température chez eux pour profiter d’un meilleur confort et finalement ils dépensent presque autant d’énergie qu’avant l’isolation. S’ils avaient conscience de la dépense énergétique, ils changeraient peut-être leurs pratiques.
Pour qu’il y ait un véritable impact écologique, quel serait le taux d’équipement à atteindre en France ?
Notre objectif est d’atteindre les 5 % de foyers équipés. Si on y parvient, on éteint l’équivalent de la production d’un réacteur nucléaire. 5 % c’est atteignable et cela peut être très impactant.
Vous vous servez de l’IA pour Ecojoko, mais pour vous l’IA est-elle toujours la bonne réponse pour résoudre les problématiques environnementales ?
La technologie en général est un outil qui a prouvé son efficacité dans la résolution de problèmes. L’IA est un outil parmi d’autres, des outils low tech peuvent être aussi pertinents que de l’IA. Finalement peu importe le moyen, ce qui compte c’est le résultat. Et avant tout, ce qui a de l’importance c’est le problème à résoudre. L’IA comme n’importe quelle autre technologie peut ne servir strictement à rien si elle résout un problème dont tout le monde se fiche. Sur l’environnement en particulier, c’est un outil très puissant, on arrive à faire des choses que l’on n’arrivait pas à faire il y a 5 ou 10 ans. Les évolutions sont rapides, l’IA est un accélérateur exceptionnel, nous serions incapables de proposer notre solution sans l’IA. Elle peut être décriée sur plein d’autres côtés mais la vraie question reste : quel problème on résout ? Si l’IA est utilisée par exemple pour optimiser des algorithmes sur nos données personnelles pour mieux nous cibler et nous vendre des produits de consommation, là on n’est pas sur les mêmes objectifs ! D’un point de vue business c’est intéressant mais est-ce que la planète s’en portera mieux, je ne crois pas. La bonne nouvelle c’est qu’en France il y a beaucoup de personnes qui sont intéressées par les problématiques environnementales. Tout le monde doit proposer des solutions, les entreprises, les associations, les politiques, on a besoin de tout le monde sur ces questions d’environnement. Avec nos compétences, on essaye de proposer une solution mais vu les problèmes qui se présentent il faut s’y mettre tous.
C’est un changement de paradigme, donner une mesure et les moyens de l’améliorer de façon positive à travers une application ludique et très simple.
Laurent Bernard, co-fondateur d’Ecojoko
Comment faire pour réveiller la conscience écologique des personnes ?
Des études montrent qu’en France, les gens ont envie d’agir individuellement mais ne trouvent pas de solutions. Ce n’est pas une solution de leur dire de ne pas prendre l’avion, c’est juste une contrainte. Il faut leur proposer des actions simples. La France est une grande puissance mondiale, je crois qu’un Français consomme trois fois les ressources qu’il devrait consommer, et d’autres pays vont bientôt atteindre notre niveau de vie occidental, il faut donc montrer la voie. Si nous redescendons d’un cran, les autres pays suivront. C’est vertueux. Il faudra du temps, Rome ne s’est pas faite en un jour, mais il y a du sens à commencer à proposer un autre modèle. De notre côté, ce que nous voulons transmettre va au-delà d’une simple baisse de facture d’électricité, même si ce n’est pas négligeable, c’est aussi une autre façon de voir la vie, d’aller chercher un tout petit peu moins de confort et de consumérisme pour plus de sobriété. Nous sommes persuadés que cette sobriété-là peut être cool, sympa, marrante tout en étant loin des anciens modèles, c’est-à-dire, consommer toujours plus, moins cher, mais des produits de mauvaises qualités. On ne peut pas forcer les gens, cela fait 50 ans que l’État français nous dit comment il faut régler la température chez nous et les gens ne le font pas, donc ce n’est pas comme ça qu’on va les entraîner. Ce qu’il faut c’est faire passer le message de façon bienveillante et très ciblée. Au lieu de rester dans le vague en parlant de montant moyen qui pourrait être économisé, nous on va vous dire comment ça se passe chez vous. On pourra vous dire que vous avez dépensé 150 €, et que vous pourriez descendre à 30 € et vous donner la solution directement ! Si les gens testent et voient que ça marche, ils garderont ces bonnes habitudes. C’est un changement de paradigme, donner une mesure et les moyens de l’améliorer de façon positive à travers une application ludique et très simple.