IA & Industrie 4.0 : les applications IIoT développées au sein du Centre National d'Études Spatiales
Éric Morand, chef du service calcul, ingénierie logicielle et valorisation des données au sein du Centre National d’Études Spatiales (CNES), situé à Toulouse, a répondu à nos questions autour des applications de l’industrie 4.0 développées dans les murs du fief spatial français. Il nous a particulièrement éclairés sur les projets IIoT qui y sont menés en termes de maintenance prédictive et d’environnement ainsi que sur les technologies utilisées.
Pouvez-vous nous présenter certains projets 4.0 du CNES liés à la robotique collaborative ainsi qu’à la maintenance prédictive au sein de vos 5 domaines d’intervention (lanceurs, sciences, l’observation, les télécommunications, la défense) ?
En termes de robotique collaborative, nous en sommes au stade préliminaire avec quelques tests de robots. Nous menons des travaux en partenariat avec des industriels majeurs sur des problématiques d’intégration de satellites. Lorsque nous sommes en train de monter un satellite avec des instruments à l’intérieur par exemple, nous aimerions y introduire un robot muni d’une caméra qui va vérifier si les vis et les câbles ont bien été positionnés. Cela permettrait d’avoir des informations sur l’état d’avancement du satellite, s’il est compatible au plan initial d’intégration décidé en amont. Le travail pourrait donc se dérouler en binôme puisque l’humain travaillerait sur le satellite en journée tandis que le robot s’occuperait de faire les analyses la nuit.
Côté sciences, nous pourrons introduire des robots collaboratifs dans le cadre du projet Spaceship, un projet visant à combiner un ensemble de technologies afin de permettre l’installation et l’utilisation de futures bases lunaires et martiennes. Au CNES, des études ont été menées pour que des caméras optiques puissent reproduire l’environnement en 3D, ceci afin de permettre à des futurs Rovers de se déplacer en toute autonomie. Nous travaillons également sur l’introduction d’assistants virtuels avec IA, développés par la société Spoon, pour gérer au mieux les ressources d’une base.
Concernant nos projets de maintenance prédictive dans le domaine de l’observation, nous avons développé un démonstrateur appelé “Nostradamus” permettant de détecter des signaux faibles, annonciateurs d’anomalies à bord des satellites. Cet outil est utilisé sur la filiale d’observation de la Terre “Pléiades” qui réalise le suivi de toute la télémétrie de nos satellites. C’est une technologie qui fonctionne très bien, le principe a été breveté et est même utilisé par certains opérateurs téléphoniques pour faire la maintenance prédictive de leur corps de réseau.
Nous tentons désormais de faire évoluer cette technologie de deux façons : d’une part, en prenant en compte l’environnement afin d’être plus précis et éviter de fausses détections d’anomalies et d’autre part en dotant le système d’algorithmes d’intelligence artificielle afin qu’il puisse réapprendre de lui même automatiquement et ainsi gagner en efficacité. Nous travaillons aussi avec nos partenaires industriels sur la détection de défauts dans la chaîne de fabrication des satellites. Cela peut concerner par exemple des problèmes de soudures ou de micro-coupures sur des câbles.
Du côté des lanceurs, il faut savoir qu’il se produit entre 8 et 10 lancements par an (hors pandémie) sur la base de lancement du Centre Spatial Guyanais (CSG). Les trois lanceurs utilisés sont Ariane, Soyouz et Vega. Nous n’avons pas un volume conséquent de données issues des lancements, la télémesure est extrêmement restreinte avec un débit très faible donc c’est assez compliqué de faire de la prédiction d’anomalies avec de l’IA en se basant sur le peu de données que nous avons.
Comment vos nanosatellites baptisés « Angels » et vos satellites d’observation « Pléiades » permettent de répondre à des enjeux environnementaux ?
Nos nanosatellites « Angels » s’appuient sur des balises développées par le CNES nommées ARGOS. Elles sont équipées de capteurs et sont très utilisées aujourd’hui dans les systèmes de localisation pour des problématiques liées au secours. Par exemple, on retrouve ces balises sur des bateaux avec une localisation possible à 150 mètres, on peut aussi les utiliser lors d’une randonnée en montagne afin de localiser si besoin une personne du groupe. C’est un système de communication bidirectionnel qui contrairement au GPS permet d’envoyer une position mais également d’en recevoir une. Dans le cadre d’Angels, ces balises sont positionnées sur des espèces menacées comme des tortues ou oiseaux afin d’étudier leurs flux migratoires. Les puces utilisées dans ces balises sont capables de durer plusieurs semaines voire plusieurs mois en termes de consommation énergétique. Nous utilisons un réseau radio UHF bas débit, plutôt qu’un réseau 5G, pour la transmission des données étant donné que ce sont seulement des localisations prises ponctuellement. La technologie ARGOS nous permet de suivre beaucoup d’objets à travers le monde, nous avons une couverture globale, même sur les océans. Des traitements avec de l’intelligence artificielle sont réalisés pour prédire par exemple, en fonction des premières données, les endroits dans lesquels se rendent les cohortes de phoques ou de tortues luth.
Quant à nos satellites « Pléiades » haute résolution dédiés à l’observation de la Terre, ils nous permettent de faire de la détection et du suivi volumétrique de décharges illégales. Cela fonctionne par exemple sur Toulouse et le grand Toulouse. Le système est couplé avec un modèle numérique de terrain qui permet de récupérer des prévisions sur l’indice de dangerosité de telle ou telle décharge. Si une nappe phréatique est proche de l’une d’entre elles, être informé de fortes pluies à l’avance pourrait permettre d’aller dépolluer en urgence cet endroit.
Nous avons développé énormément d’autres projets portant sur l’observation de la Terre comme “AI for Géo” qui permet d’utiliser des images satellitaires afin de recréer tout un environnement, en particulier des villes et campagnes en 3D. Ces modèles numériques 3D de terrain sont extrêmement précis et en particulier en ville. Avec ce projet, nous adressons des problématiques urbaines de déplacement et de végétalisation. Nous sommes capables de calculer la hauteur des arbres dans les villes, le taux de végétalisation de certains quartiers, donc de travailler sur les taux de pollution.
Pouvez-vous m’en dire plus sur les capteurs et plateformes que vous utilisez ?
Nous utilisons de nombreux capteurs différents en fonction du projet que ce soit des capteurs optiques, infrarouge, à rayonnements gamma, ou encore de gravimétrie. Tout ceci nous permet de mieux comprendre notre environnement à la fois stellaire et terrestre. Nous développons aussi notre propre plateforme qui est au stade de Recherche & Développement. Elle permettra d’hybrider les données IoT et celles issues des systèmes spatiaux afin de répondre aux enjeux de société.
Concernant l’analyse des données grâce à l’intelligence artificielle, êtes-vous favorables à des pré-traitements à bord des satellites via l’edge computing ?
L’edge computing représente un important axe de développement sur nos problématiques satellitaires. Un satellite n’est pas toujours visible, et de plus très contraint sur la transmission des données, c’est pour cela que nous aimerions pouvoir faire des pré-traitements à bord. Concernant la maintenance prédictive, nous testons aujourd’hui le système Nostradamus en vol. L’optimisation des réseaux de neurones utilisés à bord des satellites est primordial sachant que leur consommation électrique est limité. Il faut donc utiliser des puces à très basse consommation qui résistent aux environnements radiatifs. Celles développées pour des problématiques terrestres, comme les puces que l’on retrouve dans les Tesla, ne tiendraient pas dans un environnement spatial.
Des capacités de stockage importantes sont-elles nécessaires afin d’effectuer le traitement des données avec de l’Intelligence Artificielle ?
Lorsque nous travaillons avec des données de positionnement, celles-ci ne sont pas très volumineuses et ne nécessitent donc pas de grosses capacités de stockage. En revanche, dès lors que nous devons travailler sur des projets d’observation de la Terre, nous avons besoin de stocker des données extrêmement importantes. En 2018-2019, nous avions atteint une capacité de stockage de l’ordre de 10 pétaoctets dans notre datalake, notre infrastructure qui stocke nos données. Depuis, nous sommes passés à 20 pétaoctets. Nous souhaitons désormais remplacer le datalake, puisque nous sommes arrivés au bout de cette technologie, pour pouvoir attaquer les 100, 200, 300 voire 400 pétaoctets.
Au sein du CNES, nous détenons aussi depuis plusieurs années un supercalculateur, parmi les 15 plus performants au monde en termes de capacité de lecture et d’écriture de données. Nous sommes actuellement en train de le renouveler, c’est un virage que nous prenons pour réaliser davantage de traitements en IA grâce à une augmentation de la part de GPU dans le système.
Quels sont vos projets en éco-conception pour diminuer la consommation énergétique de vos bases de données, augmenter la part de matériaux recyclés…?
En 2019, nous avons en effet initié des travaux d’éco-conception. Dans le cadre du renouvellement de notre supercalculateur, nous projetons d’intégrer des solutions capables de moins consommer d’énergie en plus d’utiliser du matériel recyclé. Nous souhaitons par exemple mieux ordonnancer ses tâches afin d’utiliser un minimum de machines. Nous demandons aux industriels, avec lesquels nous travaillons, de nous montrer ce qu’ils sont capables de réaliser en éco-conception. On pourra alors être en mesure d’imposer, dans nos futures consultations, un taux de recyclage à 80 ou 90 % sur des ordinateurs mais aussi une diminution de la consommation énergétique de nos systèmes de 10 à 15 %.
Nous travaillons également, avec des académiciens, des startups ou encore des PME, sur des projets d’éco-conception dans le cadre du projet Spaceship. Nous cherchons à optimiser les ressources de nos futures bases lunaires et martiennes. Par exemple, lorsque vous êtes sur Mars, il faut être capable de récupérer 98 % de l’eau. L’usage de l’intelligence artificielle peut aussi permettre d’être à l’origine de projets en éco-conception. Le CNES n’utilise pas seulement l’IA pour de l’optimisation mais également pour éviter de multiplier les antennes, lorsqu’il s’agit de réceptionner les données d’un satellite, grâce à des algorithmes de renforcement.
Enfin, nous souhaitons que nos technologies spatiales soient aussi utilisées au service de la vie des concitoyens. Concrètement, nos capteurs développés pour la détection de grandes zones de pollution depuis l’espace pourraient être réutilisés au niveau local, sur les toits des grandes villes.
Soutenir l’innovation de projets spatiaux 4.0, auprès des startups et PME, que ce soit à travers la création de l’incubateur Tech The Moon ou encore des formations, est une démarche qui vous tient à coeur ?
Oui, c’est une démarche importante portée par la Direction de l’Innovation, des Applications et de la Science (DIA). Notre ambition est de mettre à disposition les technologies que nous développons dans le domaine spatial dans les mains de sociétés françaises et européennes. On aimerait qu’elles innovent, développent leurs idées grâce à nos technologies. Nous proposons effectivement pour les PME des formations à l’utilisation des données provenant des technologies spatiales. On met également en place des formations en intelligence artificielle, en fonction des besoins, pour des partenaires et des laboratoires qui n’oeuvrent pas forcément dans le domaine spatial.
Retrouvez cette interview dans notre livre « Intelligence Artificielle : La Révolution de l’Industrie 4.0 » disponible en version numérique et papier.