Garder la maîtrise sur nos données grâce aux solutions open source – Gaël Duval

Publié le 19 juin 2025
7 minutes de lecture
Portrait de Gaël Duval fondateur de Murena

Gaël Duval a fondé Murena, une société qui développe un système d’exploitation pour mobile en open source et déGooglisé. Son objectif : proposer une alternative viable aux systèmes de Google et Apple. Sa mission : nous donner le choix de protéger nos données personnelles. Gaël Duval nous parle de sa solution mais aussi de ses convictions sur le développement de l’open source en Europe.

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer Murena et à lancer ce système d’exploitation mobile open source ?

L’idée de créer Murena est née d’un constat simple mais préoccupant : aujourd’hui, 99 % du marché des smartphones est contrôlé par deux acteurs — Apple et Google. D’un côté, Apple avec l’iPhone ; de l’autre, tous les autres fabricants qui utilisent Android, un système truffé de services Google.

Le problème, c’est que ces deux plateformes collectent en permanence une quantité massive de données personnelles, souvent à notre insu. Des études ont montré qu’un iPhone envoie en moyenne 6 Mo de données par jour à Apple et 12 Mo à Google pour un appareil Android. Ces données incluent la géolocalisation, l’historique de navigation, l’usage des applications, et bien plus encore. C’est une mine d’or pour le ciblage publicitaire, mais cela soulève de nombreuses questions éthiques, démocratiques, de respect de la vie privée et de la liberté de chacun/chacune.

Face à cette situation, il nous a semblé essentiel de proposer une alternative crédible. Pas seulement dénoncer ou alerter, mais offrir une vraie solution : un système d’exploitation mobile open source, sans services Google, respectueux des données personnelles. C’est ça, l’ambition de Murena — redonner aux utilisateurs le contrôle de leur vie numérique et leur offrir le choix de faire autrement.

Est-ce que vous pouvez détailler en quoi consiste le système d’exploitation de Murena ?

Murena est un système d’exploitation mobile que nous avons créé à partir d’un fork d’Android. Android étant à la base un logiciel libre, nous avons pu reprendre son code pour le débarrasser de toutes les briques qui envoient des données personnelles à Google. Ensuite, nous avons remplacé chaque composant supprimé par des alternatives open source respectueuses de la vie privée.

Cela va des éléments techniques de bas niveau — comme les serveurs DNS ou NTP — jusqu’à l’expérience utilisateur : navigateur Internet qui bloque les publicités et les trackers, applications qui ne laissent pas fuiter vos données vers des régies publicitaires, et même un système intégré de blocage des trackers dans toutes les applis.

Notre code est totalement en open source. Cela veut dire qu’il est accessible à tous, vérifiable par des experts indépendants. Certains ne s’en sont pas privés d’ailleurs et nous ont même aidés à identifier des points d’amélioration. C’est ce qu’on appelle l’auditable privacy ou confidentialité auditable : on ne demande pas aux utilisateurs de nous croire sur parole, on leur donne les moyens de vérifier par eux-mêmes.

Enfin, l’un de nos objectifs fondamentaux est de rendre ce système accessible à tout le monde — pas seulement aux experts en cybersécurité ou aux geeks. On veut que n’importe qui, y compris des adolescents, des personnes âgées ou des gens peu à l’aise avec la technologie, puisse utiliser Murena facilement, et ainsi se protéger de la surveillance systématique de leur vie numérique.

Impression écran du système de Manage app's Trackers du système de Murena. Il est écrit à côté : 
- View weekly privacy reports;
- Get to identify invasive apps.

Vous adressez directement l’utilisateur final, comment faites-vous pour vous faire une place face aux mastodontes qui sont ancrés depuis longtemps dans les habitudes ?

C’est sans doute l’un des défis les plus complexes pour nous : réussir à émerger face à deux géants omniprésents, Google et Apple, qui sont profondément ancrés dans les usages. Au-delà des aspects techniques, c’est surtout un combat d’attention, dans un environnement saturé d’informations. Pour nous faire connaître, on mobilise les leviers classiques : réseaux sociaux, communication directe, bouche-à-oreille… Et surtout, on peut compter sur une communauté très engagée, qui croit en notre démarche et la partage autour d’elle. Ce soutien est extrêmement précieux.

La presse parle aussi de nous, parfois même dans de grands médias, mais cela reste limité. Il faut dire que les pressions sont réelles : au-delà du marketing massif des grandes plateformes, il y a des jeux d’influence importants, aussi bien politiques qu’économiques. Même dans certaines grandes entreprises françaises, des décideurs nous disent être convaincus par notre solution… mais reconnaissent qu’il leur est quasi impossible d’y recourir, tant les systèmes de Google, Apple ou Microsoft sont intégrés dans leur infrastructure. Face à ce verrouillage du marché, on travaille aussi sur le terrain réglementaire — pour défendre le principe d’une vraie concurrence et d’un libre accès au marché — mais ce sont des démarches longues et complexes.

En parallèle, cela fait plusieurs années qu’on se positionne sur la ligne numérique responsable. On développe des partenariats stratégiques sur ces sujets de la durabilité notamment avec Fairphone. Leur démarche de matériel durable complète parfaitement la nôtre : nous proposons un système léger, sans logiciels superflus, ce qui permet de prolonger la durée de vie des smartphones et cela fonctionne aussi sur des appareils qui ont déjà une dizaine d’années. On sait que 80 % de l’empreinte carbone d’un smartphone vient de sa fabrication, allonger sa durée de vie est donc un vrai levier écologique. Aujourd’hui, Fairphone propose notre système (Murena /e/OS) en option sur ses modèles, notamment les Fairphone 4 et 5. Ce type de partenariat vertueux nous aide aussi à élargir notre visibilité, tout en restant fidèles à nos valeurs.

Image d'un smatphone Fairphone avec le système d'exploitation de Murena.

Vous avez combien d’utilisateurs aujourd’hui ?

Ce n’est pas toujours évident à mesurer précisément, parce qu’on fait justement le choix de ne pas tracer nos utilisateurs — ou le moins possible. Mais à partir des données disponibles, notamment celles liées à nos services en ligne, on peut donner quelques ordres de grandeur. Sur notre plateforme murena.io, qui propose des services respectueux de la vie privée (mail, agenda, cloud, etc.), on a aujourd’hui plus de 100 000 comptes créés, avec au moins la moitié de comptes réellement actifs.

Côté système d’exploitation, on estime qu’environ 70 000 personnes utilisent Murena /e/OS sur leur téléphone au quotidien. Ce chiffre est en croissance continue ce qui est plutôt encourageant. Cette progression est aussi liée à la maturité du produit. Après six ans de développement, notre OS est aujourd’hui parfaitement stable, compatible avec toutes les applications classiques, et de plus en plus facile à adopter pour le grand public.

Enfin, au-delà de l’aspect technique, on sent un intérêt croissant pour ces sujets : la souveraineté numérique, l’indépendance stratégique, la protection des données… De plus en plus de gens prennent conscience des enjeux liés à leur dépendance aux technologies étrangères, que ce soit pour des raisons géopolitiques ou économiques. Quand la guerre en Ukraine s’est déclenchée, on s’est bien aperçu de notre dépendance au gaz russe par exemple. Le fait de proposer une alternative européenne, indépendante, transparente, respectueuse, devient un argument fort. Il est évident qu’au niveau européen, il est impératif de reprendre notre destin en main. C’est une démarche qu’on pense utile, vertueuse — à la fois pour la protection des utilisateurs, pour l’économie locale, et pour retrouver une forme de maîtrise collective sur des technologies du numérique désormais omniprésentes. Ce qui m’étonne encore c’est qu’il n’y ait pas davantage de décideurs qui partagent ce point de vue-là.

Un ordinateur et trois smartphones affichant tous les applications disponibles sur Murena, avec des fonds différents.

C’était justement ma dernière question. Est-ce qu’on manque de volonté politique en France et en Europe sur la question du développement de l’open source selon vous ?

Oui, je pense qu’il y a encore un vrai manque de volonté politique, notamment en France. Ce qui est étonnant, c’est le double discours qu’on observe parfois. Par exemple, en 2022, lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, une mission sur les infrastructures numériques critiques a été lancée. L’INRIA a été mandatée, j’ai moi-même été consulté dans ce cadre. Et sur le moment, je me suis dit : « Enfin, on s’y intéresse sérieusement ! » Mais au final, le rapport a sans doute été soigneusement classé dans un tiroir, et il ne s’est rien passé derrière. C’est frustrant.

À l’échelle européenne, c’est un peu plus encourageant. Il y a plusieurs dynamiques en parallèle, parfois contradictoires selon qu’on parle de la Commission, du Parlement, ou de certaines directions générales. Mais globalement, on sent un mouvement positif. Par exemple, dans le cadre du DMA (Digital Markets Act) et du DSA (Digital Services Act), les acteurs du logiciel libre ont été beaucoup consultés. La Commission européenne avait besoin de contre-arguments face aux GAFAM, qui viennent constamment expliquer qu’il ne faut surtout pas réguler. Et là, pour une fois, l’Europe a tapé du poing sur la table — ce que les Apple, Google & co ont très mal pris. Mais grâce à ça, on voit déjà des effets concrets : désormais, lors de l’installation d’un téléphone Android, l’utilisateur peut choisir son navigateur web. Ce genre de mesure, c’est du progrès.

Au niveau financement, les programmes européens comme NGI (Next Generation Internet) sont des soutiens essentiels pour les projets open source, qui mettent souvent du temps à devenir rentables. Le logiciel libre est stratégique, c’est souvent la seule alternative réaliste face aux technologies propriétaires des Big Tech. Aider financièrement ce type de projet permet aussi de cultiver un savoir-faire local, de former des ingénieurs, de créer des emplois. Malheureusement aujourd’hui NGI est menacé. Dans les textes récents, on ne voit plus de mention de ces financements. Il faut se mobiliser pour que ces programmes continuent — et qu’ils soient même démultipliés. Parce que l’open source, ce n’est pas « gratuit » dans le sens « sans coût » : il y a toujours des gens qui travaillent derrière, qui développent, qui maintiennent.

Il faut bien comprendre que ce sont des biens communs, et que ça justifie pleinement l’utilisation d’argent public pour soutenir leur développement. C’est un écosystème vivant, divers, qui fait société. Donc oui, il faut une vraie politique ambitieuse pour soutenir cette dynamique — à l’échelle européenne. Et on a déjà les bases pour ça. L’Europe a une singularité : elle a une culture régulatrice plus équilibrée, une histoire riche, une autre manière de penser l’innovation — moins centrée sur l’ultralibéralisme, plus humaine. Cette fameuse troisième voie, comme la nomme Alexandre Zapolsky*, est totalement pertinente.

Ça fait 25 ans que j’y crois, je ne vais pas lâcher maintenant. Mais j’aimerais qu’on aille plus vite. Et qu’on ait davantage de soutien, à la fois des pouvoirs publics et des grandes entreprises. Parce qu’elles ont tout intérêt, elles aussi, à ce que la maîtrise technologique reste en Europe.

*Fondateur de la société Linagora

Pour aller plus loin sur le sujet de l’open source : Open Source et Logiciels Libres : perspectives et visions des acteurs de l’Open Source